LINUX est-il viable ? Pas un expert ne lui
aurait donné la moindre chance il y a encore deux ou trois ans. Et pourtant, le
développement du logiciel suit une courbe qui ressemble à s'y méprendre à celle
d'Internet. En 1991, seule une dizaine de personnes avaient choisi de s'intéresser au
logiciel de Linus Torvalds. Sept ans plus tard, ils sont desormais des millions qui
utilisent Linux seul ou en parallèle avec un autre système d'exploitation, avec un taux
d'augmentation annuel de plus de 100%.
La recette, un logiciel développé en coopération par des dizaines
de programmeurs plus avides de reconnaissance que de rétribution, fonctionne à merveille
et commence à séduire les entreprises qui l'adoptent pour faire fonctionner leurs sites
Internet. Linux séduit également un nombre croissant d'enseignants. Pour les professeurs
d'informatique, le logiciel est avant tout un formidable outil pédagogique qui permet de
s'initier aux subtilités des systèmes d'exploitation. Mieux, il fonctionne sur à peu
près n'importe quel ordinateur, des stations de travail surpuissants aux bons vieux PC
âgés de plusieurs années, qui d'ordinaire traînent dans les placards faute de
puissance suffisante pour absorber les besoins de logiciels toujours plus gourmands. En
témoigne le projet lancé par un informaticien allemand basé à l'université de
Berkeley (Californie) et parquelques acolytes qui tentent de redonner vie aux
antédiluviens Macintosh SE, incapables de faire fonctionner les dernières moutures du
logiciel MacOS d'Apple. Encore incomplet, le logiciel a fait sa première apparition
publique lors du Salon Linux World fin février.
Linux et les autres logiciels libres proposent une alternative
économique qui apparaît séduisante. Oublié le traditionnel modèle de la
"cathédrale", véritable citadelle du secret - symbolisée par Microsoft -,
pour reprendre l'expression d'Eric Raymond, l'un des théoriciens du logiciel libre, qui
l'oppose au "bazar" des Linux et consorts. Oublié également le principe en
vigueur dans l'industrie qui veut que l'usager doive payer plusieurs fois pour un
logiciel. D'abord pour acquérir le programme et ses bogues, ensuite pour obtenir des
versions corrigées, souvent au prix d'une coûteuse mise à jour matérielle rendue
nécessaire par l'embonpoint du programme. Quand Linux a des problèmes, des dizaines de
programmeurs se mettent au travail pour trouver le remède, et il suffit de quelques
jours, parfois quelques heures, pour qu'une rustine soit disponible. Linus Torvalds incite
à conserver toute version de Linux satisfaisante à moins d'"avoir une bonne
raison de le faire".
Ce modèle de logiciel libre fait des émules. Après Netscape, IBM,
longtemps partisan de la "cathédrale", se reconvertit prudemment, dans le
sillage des Corel, Star Division ou Abisource, par exemple. Autant d'éditeurs qui
adoptent tout ou partie des principes du "libre" pour tenter de survivre face à
Microsoft ou de se créer un marché. Apple lui-même entame un mouvement en ce sens pour
s'attirer les sympathies de la communauté des programmeurs. Steve Jobs a annoncé, le 16
mars, qu'une partie du système d'exploitation MacOS X Serveur serait ouverte aux regards
des spécialistes. Il était flanqué pour l'occasion d'Eric Raymond, venu témoigner que
la licence proposée par Apple respecte les grands principes du "libre".
Contrairement aux idées reçues, "logiciel libre" ne
signifie pas forcément gratuit. Si les pros de l'informatique peuvent récupérer un
Linux sur le réseau et le modifier pour leurs besoins, la plupart des nouveaux venus en
passent par les distributions commerciales, vendues à peine moins cher que Windows mais
richement dotées de logiciels. C'est aussi le seul moyen, pour un particulier, de
disposer d'une assistance téléphonique. De nombreuses sociétés se développent, aux
Etats-Unis comme en Europe, qui visent le juteux marché des sociétés récemment
converties à Linux. Le revirement d'IBM, géant des services informatiques, en faveur de
ce dernier vise le même objectif. Les entreprises ont en effet du mal à admettre que
l'on puisse confier leur informatique aux programmes créés par une bande de chevelus.
L'image proprette de Linus Torvalds et le soutien accordé à Linux
par les géants du logiciel d'entreprise devraient contribuer à propulser Linux dans la
sphère économique. Pour le grand public, il faudra d'abord que les éditeurs de jeux se
laissent convaincre. Microsoft lui-même, partagé entre sa division consacrée à Windows
et celle qui fabrique des logiciels de bureautique, pourrait bien se risquer à lancer une
version d'Office, histoire de damer le pion aux éditeurs de la sphère Linux, qui
risquent à terme de menacer sa suprématie dans les bureaux. Ironie du sort, cela serait
sans doute la consécration pour un Linux plutôt porté par les détracteurs de la firme
de Bill Gates.